Document de travail n°698 : Fuite vers la sécurité et effondrement du crédit. Une nouvelle histoire de la crise bancaire en France pendant la Grande Dépression

Malgré l'importance de la France dans l'économie mondiale de l'entre-deux-guerres, l'ampleur et les conséquences des crises bancaires françaises des années 1930-1931 n'ont jamais été évaluées quantitativement en raison du manque de données, causé par l'absence de réglementation bancaire avant 1941. En utilisant de nouvelles données sur les bilans individuels de plus de 400 banques, Patrice Baubeau, Eric Monnet, Angelo Riva et Stefano Ungaro montrent que la crise a été bien plus grave et s'est produite plus tôt que ce que les études précédentes indiquaient, et qu'elle fut très asymétrique, sans affecter les quatre grandes banques commerciales. Le principal canal de transmission a été la fuite des dépôts bancaires vers les caisses d'épargne et la banque centrale, ce qui a entraîné un effondrement important et persistant du crédit aux entreprises. Conformément à la mentalité de l'étalon-or, les liquidités déposées auprès des institutions d'épargne et de la banque centrale ont servi à réduire la dette publique négociable et à accroître les réserves d'or, plutôt que de poursuivre des politiques contracycliques. Malgré des entrées massives de capitaux, la France a souffert d'un grave et persistant resserrement du crédit.

Les études historiques internationales minimisent le rôle des paniques bancaires et des facteurs financiers dans la Grande Dépression française des années 1930. Bien que l’occurrence de faillites bancaires en France au cours de la période 1930-1932 ait été mise en évidence, persiste l’idée selon laquelle ces dernières n’auraient pas eu de conséquences économiques significatives. Cette conclusion résulte de l'absence de statistiques capables de donner une vue d’ensemble de l'ampleur des paniques bancaires, en raison de l'absence de réglementation bancaire en France avant 1941. Les estimations usuelles de séries de crédits et de dépôts bancaires avant cette date reposent sur le bilan des quatre plus grandes banques commerciales – dont les données sont facilement disponibles – et sur l'hypothèse que ces banques représentaient la moitié du secteur bancaire. Ces grandes banques n'ont pas connu de difficultés et leurs dépôts n'ont pas diminué en 1930 et 1931, ce qui tend à appuyer la thèse de l’absence d’une crise bancaire d’envergure en France.

Exploitant de nouvelles archives, nous étudions les bilans de plus de 400 banques dans la France de l'entre-deux-guerres. Ces nouvelles données offrent une vision complètement différente des crises bancaires des années 1930-1931. Alors que les quatre grandes banques commerciales ont échappé à la crise, le reste du système bancaire a connu deux violentes vagues de panique (fin 1930 et fin 1931), de sorte que ses dépôts ont diminué de 40% entre 1929 et 1931. La baisse du crédit a été encore plus forte (-44 %). La crise bancaire s'est concentrée en 1930-1931. La baisse de l'activité bancaire qui a suivi à partir de 1932 s'explique quant à elle entièrement par la déflation.

La théorie économique explique les mécanismes des paniques bancaires, mais elle ne dit pas où vont les dépôts lorsqu'ils sont retirés des banques. Les interprétations monétaires traditionnelles considèrent que la baisse du multiplicateur et de la base monétaire sont responsables de la chute du crédit et de l’activité qui suit ces paniques, soit parce que pièces et billets sont thésaurisés, soit parce que les dépôts restent gelés dans les banques en faillite. Notre estimation de la thésaurisation et du montant de dépôts gelés montre qu'ils ne peuvent pas expliquer l’essentiel de la fuite des dépôts du système bancaire en 1930 et 1931. La majeure partie de ces dépôts est allée dans les Caisses d'épargne (institutions collectant des dépôts à un taux d'intérêt réglementé et investissant leurs actifs en bons du Trésor). Nous qualifions ce phénomène de fuite vers la sécurité. En raison des entrées de capitaux et de la fuite des dépôts bancaires vers des établissements non bancaires, le montant total des dépôts a légèrement augmenté en France entre 1930 et 1932. Comment un pays peut-il connaître une déflation et une baisse d'environ 1/3 de l'activité réelle alors que, dans le même temps, la masse monétaire augmente ? La réponse à cette question réside dans la diminution spectaculaire du crédit. Un resserrement du crédit s'est produit parce que les institutions qui ont reçu des dépôts pendant les paniques bancaires - à savoir les Caisses d'épargne et la banque centrale - n'ont pas prêté à l'économie. Les nouvelles liquidités déposées auprès des Caisses d'épargne servirent directement au remboursement de la dette publique négociable, qui diminua entre 1928 et 1933.  Les grandes banques, non touchées par la crise, déposèrent 25 % de leurs actifs auprès de la banque centrale.
La banque centrale augmenta très modestement ses prêts à l'économie (banques et non-banques), alors que ses réserves d’or doublèrent entre 1929 et 1932. Ainsi, aucune institution financière ne remplaça le système bancaire en tant que prêteur à l'économie, et la France connût un effondrement sans précédent et persistant du crédit et de l’activité économique.
 

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Document de travail n°698 : Fuite vers la sécurité et effondrement du crédit. Une nouvelle histoire de la crise bancaire en France pendant la Grande Dépression
  • Publié le 16/11/2018
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Mis à jour le : 20/11/2018 10:41