Document de travail n°677 : Inégalités de revenu en France, 1900-2014 : Enseignements des Comptes Nationaux Distributifs (DINA)

Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret & Thomas Piketty combinent les comptes nationaux, les données fiscales et les données d'enquête d'une manière globale et cohérente pour la France, afin de construire des séries annuelles homogènes de distribution du revenu national par percentiles, de 1900 à 2014, avec une ventilation par âge, sexe et catégories de revenus entre 1970 et 2014. Leurs estimations permettent une analyse plus riche des tendances de long terme que celles précédemment obtenues via des séries fiscales. Leurs nouvelles séries présentent des niveaux d'inégalité plus élevés au cours des dernières décennies, parce que les séries habituelles basées sur l'impôt sur le revenu ignorent une partie croissante des revenus du capital. Les courbes d'incidence de la croissance sont très différentes pour les périodes 1950-1983 et 1983-2014. Ils montrent également qu'il est devenu de plus en plus difficile d'accéder aux groupes les plus riches en patrimoine uniquement avec un revenu du travail. L'inégalité de revenu du travail a diminué au cours des dernières décennies, quoique assez lentement parmi les revenus les plus élevés. Enfin, ils comparent l’évolution des inégalités de revenu entre la France et les États-Unis.

Nous présentons ici l'évolution de long terme des inégalités de revenu national avant impôt au cours de la période 1900-2014. La principale transformation à long terme est la hausse de la part des revenus allant vers les 50 % d’individus les plus pauvres (la « classe défavorisée ») et les 40 % d’individus au « milieu » (la « classe moyenne ») et la baisse de la part allant aux 10 % les plus riches (la « classe aisée »). En ce qui concerne la tendance récente, nous constatons que la part des revenus des 10% les plus élevés a diminué quelque peu après la crise financière de 2008, mais qu'elle reste nettement plus élevée qu'au début des années 80. De plus, la part des revenus des 1 % les plus élevés a augmenté très significativement entre 1983 et 2007 : elle est passée de moins de 8 % du revenu total à plus de 12 % sur cette période, c'est-à-dire de plus de 50 %. Ce mouvement est moins massif qu'aux États-Unis, mais reste assez spectaculaire. En outre, plus on monte au sommet de la distribution, plus l'augmentation de la part des hauts revenus est élevée. Ceci est dû à l'augmentation conjointe des revenus du travail les plus élevés et des revenus du capital les plus élevés.


Entre 1983 et 2014, le revenu national moyen par adulte a augmenté de 35 % en termes réels en France. Cependant, la croissance cumulée réelle n'était pas la même pour toutes les catégories de revenus : entre 1983 et 2014, elle était de 30 % en moyenne pour les 50 % inférieurs de la distribution, de 27 % pour les 40 % suivants et de 50 % pour les 10 % supérieurs. Plus important encore, la croissance cumulée reste inférieure à la moyenne jusqu'au 95è percentile, puis augmente fortement, jusqu'à 100 % pour le 1 % supérieur et 160 % pour le 0,01 % supérieur. Le contraste avec la période 1950-1983 est particulièrement frappant. En effet, au cours des "Trente Glorieuses", on observe exactement le schéma inverse, de même qu’au cours des trente années suivantes. Entre 1950 et 1983, les taux de croissance étaient très élevés pour les 95 % les moins riches de la population (environ 3,5 % par année, voir graphique) et ont chuté abruptement au-dessus du 95è percentile (1,8 % pour les plus aisés) ; entre 1983 et 2014, les taux de croissance étaient modestes pour les 95 % inférieurs de la population (environ 1 % par année) et ont grimpé nettement au-dessus du 95è percentile (3 % au sommet).


Comment expliquer le renversement complet que nous observons entre les périodes 1950-1983 et 1983-2014 ? Nos données montrent que la forte hausse des revenus les plus élevés depuis les années 1980 est due à la fois aux revenus du capital les plus élevés et aux revenus du travail les plus élevés. En ce qui concerne l'augmentation des revenus les plus élevés du capital, on peut distinguer deux effets : l'augmentation macroéconomique de la part du capital d'une part (une évolution qui est due à une combinaison de facteurs économiques et institutionnels, dont le déclin du pouvoir de négociation des salariés et la levée du contrôle des loyers, et qui a été renforcée par les politiques de privatisation des entreprises), et l'augmentation de la concentration du patrimoine d'autre part.


Nous documentons également l'évolution de la corrélation entre la richesse et le revenu du travail. Ainsi, nous montrons qu'il est devenu de plus en plus difficile, au cours des dernières décennies, d'accéder aux groupes les plus riches en patrimoine avec uniquement un revenu du travail. Ensuite, nos ventilations par âge et par sexe nous permettent d'explorer de nouvelles dimensions de la dynamique de l'inégalité et des revenus les plus élevés. Par exemple, l'inégalité des revenus du travail entre les sexes a diminué au cours des dernières décennies, quoique assez lentement parmi les revenus du travail les plus élevés. Par exemple, la part des femmes parmi les 0,1 % des salariés les mieux rémunérés n'était que de 12 % en 2012 (contre 7 % en 1994 et 5 % en 1970). Enfin, comme nos nouvelles séries sont cohérentes avec les comptes nationaux, elles permettent des comparaisons plus fiables entre les pays. Nous constatons que le revenu moyen avant impôt des 50 % d'adultes les plus pauvres est 30 % plus élevé en France qu'aux États-Unis, malgré le fait que le revenu national agrégé par adulte est 30 % plus faible en France. Les comparaisons après impôt sont susceptibles d'exacerber cette conclusion.

 

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Document de travail n°677 : Inégalités de revenu en France, 1900-2014 : Enseignements des Comptes Nationaux Distributifs (DINA)
  • Publié le 18/04/2018
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Mis à jour le : 18/04/2018 08:19