Une théorie de rigidité des prix à demande coudée

Je présente une théorie microfondée d’une des explications de la rigidité des prix les plus anciennes, mais jusqu’à présent informelle : la théorie de la demande coudée. L’hypothèse que certains consommateurs observent sans coût uniquement le prix du magasin où ils se trouvent donne lieu à un coude dans la courbe de demande des entreprises : une hausse de prix au-dessus du prix de marché repousse plus de clients qu’une baisse de prix n’en attire. Le coude rend tout un continuum de prix possibles à l’équilibre, mais un critère de sélection qui capture la réticence d’une entreprise à être la première à changer son prix—le critère d’anticipations rationnelles adaptatives—sélectionne un unique équilibre où les prix restent durablement inchangés. La théorie de la demande coudée est en accord avec la perception des entreprises que la rigidité des prix provient d’une friction du côté des consommateurs—et non du côté des entreprises—et de leur réticence à faire le premier pas pour changer de prix. La théorie de la demande coudée peut être testée contre un modèle de coût de menu dans les données microéconomiques : elle prédit qu’un changement de prix est d’autant plus probable qu’un changement de prix a eu lieu récemment, et que les prix sont plus flexibles sur les marchés où les consommateurs peuvent plus facilement comparer les prix. Au niveau macroéconomique, la théorie de la demande coudée induit un trade-off entre activité et inflation qui diffère substantiellement des théories de rigidités de prix usuelles : la courbe de Phillips est fortement convexe mais ne contient aucune anticipation (passée ou présente) d’inflation, et est non-verticale à long-terme.

Pourquoi les prix sont-ils rigides ? La plupart des modèles monétaires, tels que les modèles de coûts de menu et les modèles d'inattention des producteurs, ont cherché une justification aux rigidités de prix du côté de l'entreprise. Mais les modèles de rigidité des prix qui supposent une friction du côté de l'entreprise se heurtent à un défi empirique: les enquêtes menées auprès des entreprises montrent avec régularité que l’origine de la rigidité des prix se trouve du côté du client. Lorsqu'on leur demande "pourquoi elles ne modifient pas leurs prix plus souvent", la majorité des entreprises interrogées par Blinder et al. (1998) soulignent leur crainte d’"antagoniser leur clientèle". La réponse est vague. Mais les entreprises semblent nous dire qu'elles gardent leur prix fixe, non pas parce que leur prix optimal est trop coûteux à mettre en œuvre ou trop difficile à connaître, mais parce que leur prix optimal est lui-même rigide. Elles montrent du doigt la réaction de leurs clients aux changements de prix: leurs courbes de demande.

L'une des théories de rigidité des prix les plus anciennes—et à une époque une des plus populaires—localise précisément la source de la rigidité des prix du côté du client: la théorie de la courbe de demande coudée, qui remonte à Hall et Hitch (1939) et à Sweezy (1939). Raison probable de sa moindre popularité aujourd'hui, cette théorie est dépourvue des micro-fondations dont disposent ses homologues côté entreprise. Par conséquent, sa validité interne et les principales hypothèses qui la distinguent des modèles de demande de référence restent des questions ouvertes. Je propose des micro-fondations—comportements d'optimisation, concepts d'équilibre standard et anticipations rationnelles—pour la justification ancienne de la rigidité des prix basée sur la courbe de demande coudée.

La théorie repose sur deux piliers. Tout d'abord, je montre que le relâchement d'une unique hypothèse portant sur les clients dans un modèle de concurrence imparfaite donne lieu à un coude dans la demande des entreprises: l’hypothèse que tous les clients observent aussi bien tous les prix pratiqués par les entreprises au sein d'un marché. Lorsque, à la place, certains clients observent sans coût uniquement le prix de l'entreprise à laquelle ils se trouvent, les demandes des firmes deviennent coudées: une entreprise perd plus de clients en augmentant son prix au-dessus du prix du marché qu'elle n’en gagne en le baissant en-dessous. Le coude en lui-même ne conduit pas à la rigidité des prix mais à leur multiplicité. La seconde hypothèse est donc un critère de sélection d’équilibre. Les enquêtes auprès des entreprises nous renseignent à nouveau sur la manière dont un équilibre est sélectionné en pratique: l’argument pour ne pas changer de prix que les entreprises jugent le plus favorablement est la réticence à être le premier à augmenter son prix sur le marché. J'introduis un nouveau critère de sélection d'équilibre—celui d’anticipations rationnelles adaptatives—pour saisir cette idée. Les anticipations rationnelles adaptatives sélectionnent un équilibre où les prix sont rigides, transformant la théorie en une théorie de rigidité des prix.

Je montre que la théorie de la demande coudée donne une vision sensiblement différent du trade-off entre activité et inflation. La courbe de Phillips de la théorie de la demande coudée est fortement convexe, mais ne contient pas d'anticipations d’inflation. Sa forte convexité limite la mesure dans laquelle l'inflation peut accroître l’activité malgré l'absence d'anticipations. L'absence d'anticipations implique qu’une politique de désinflation demeure coûteuse même lorsque le changement de politique monétaire est non seulement crédible, mais également connu de tous, et elle a pour corollaire l'absence de biais inflationniste pour la politique monétaire. La convexité explique également l'aplatissement de la courbe de Phillips depuis le début des années 1980, l'absence de désinflation aux États-Unis pendant la Grande Récession et la faible inflation dans la zone euro depuis 2013. Parce qu'elle ne contient pas d'anticipations d’inflation, la théorie de la demande coudée prédit que le trade-off entre activité et inflation persiste à long terme: la courbe de Phillips de long terme n'est pas verticale.

Download the PDF version of this document

publication
Une théorie de rigidité des prix à demande coudée
  • Published on 12/20/2017
  • 60 pages
  • EN
  • PDF (2.29 MB)
Download (EN)

Updated on: 12/20/2017 11:10