Cette Lettre est naturellement consacrée à l’inflation, redevenue la première préoccupation des Français, et au cœur de la mission de stabilité des prix de la Banque centrale. La hausse des prix a significativement accéléré depuis un an, pour atteindre 6,5 % en France à fin juin, soit un niveau nettement trop élevé même s’il reste, après Malte, le plus bas de la zone euro (qui est en moyenne à 8,6 %). Mais cette hausse a en outre changé de nature : elle garde certes une forte composante importée par l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières, amplifiée par le choc de la guerre russe en Ukraine. Depuis quelques mois, l’inflation s’est cependant élargie à l’ensemble des biens et services, et est devenue également interne : l’inflation « sous-jacente », hors énergie et alimentation, atteint 3,3 % en France (et 3,7 % dans la zone euro), nettement au-delà de notre objectif de 2 %.
Les Français ressentent fortement le recul en conséquence du pouvoir d’achat, plus même que les projections en moyenne. Toutefois, les mesures gouvernementales – avec un coût budgétaire significatif, et qui devraient autant que possible demeurer temporaires et ciblées –, l’indexation favorable du Smic, et les négociations salariales en cours – qui doivent rester décentralisées – pourraient limiter ce recul à une moyenne d’environ 1 % en 2022, avant de retrouver la tendance antérieure à la hausse. Les plus défavorisés de nos concitoyens, et les habitants en zone rurale qui consomment davantage d’énergie, ressentent cependant davantage ces difficultés financières. La Banque de France est mobilisée auprès des Français à travers ses actions contre le surendettement et pour l’inclusion bancaire. Les anticipations des acteurs économiques, y compris désormais des entreprises, montrent une crainte que ce retour de l’inflation ne soit durable : elles sont une raison supplémentaire pour que la politique monétaire réagisse.
Dans nos divers scénarios, l’inflation européenne et française devrait revenir autour de 2 % en 2024 : ce n’est pas seulement une prévision, c’est notre ferme engagement à moyen terme. L’Eurosystème normalisera sa politique monétaire autant que nécessaire : d’abord en sortant des mesures exceptionnelles prises lorsqu’il y avait, notamment au début de la crise Covid, danger de déflation (dont la fin des taux négatifs d’ici septembre). Ensuite en poursuivant le relèvement de ses taux pour atteindre au cours des trimestres ultérieurs un niveau « neutre », entre 1 et 2 % à court terme. Enfin en n’allant, au-delà de cette normalisation, vers un éventuel resserrement que si les données d’inflation le requièrent. Autrement dit, la Banque centrale européenne (BCE) comme la Réserve fédérale (Fed) américaine ou d’autres banques centrales suivent la même direction, mais la situation européenne n’oblige pas la BCE à aller nécessairement aussi vite ou aussi loin.
Cela signifie pour les ménages et les entreprises le retour vers des conditions plus normales de taux d’intérêt, après des années exceptionnellement basses. En l’absence de nouveau choc énergétique, la phase de normalisation ne provoquera pas une récession, les taux réels – déduction faite de l’inflation attendue – restant très favorables. Du côté de la dette publique néanmoins, l’illusion de dépenses sans coût et sans limites est terminée : face à des coûts d’emprunt durablement plus élevés, la France doit retrouver la maîtrise de son endettement public. Le faire redescendre d’ici quelques années en dessous de 100 % du produit intérieur brut (PIB), au niveau pré-Covid, est possible, si avec persévérance nous nous mobilisons autour d’un effort juste : priorité aux dépenses d’avenir comme l’éducation, meilleure efficacité des dépenses courantes de fonctionnement par un vrai management public, prudence sur des baisses d’impôts ou de charges difficilement finançables. À défaut, nous transmettrons à notre jeunesse, à côté d’une dette climatique qui l’inquiète légitimement, une dette financière qui obérera son avenir.
Les politiques passées de soutien à la demande (monétaire et budgétaire) ont donc perdu à la fois de leur pertinence et de leur espace de manœuvre. Reste en relais un levier essentiel pour à la fois réduire l’inflation et augmenter notre potentiel de croissance : activer des politiques pour « muscler » notre capacité productive, permettant des transformations durables. Deux d’entre elles sont communes à l’ensemble de l’Europe, la transformation écologique – dont un effort relancé d’économies d’énergie – et la transformation numérique. Elles doivent pouvoir mobiliser les ressources publiques mais surtout privées européennes. Un défi est plus spécifique à la France : l’augmentation de l’offre de travail disponible, et de sa qualification. Malgré le ralentissement actuel, 55 % des entreprises françaises font état de difficultés de recrutement ! Les remèdes à notre déficit d’emplois dépendent de nos seuls choix nationaux : augmenter l’emploi des jeunes suppose d’accélérer encore sur l’apprentissage et la formation professionnelle ; avoir davantage de seniors au travail pose la question d’une réforme des retraites juste, et d’un réel engagement des employeurs. Augmenter notre potentiel de croissance de 0,5 % par an – tout en rendant cette croissance plus verte et plus juste –, c’est nous donner les moyens de limiter les tensions inflationnistes, et surtout d’atteindre de vrais progrès économiques et sociaux : plein‑emploi d’ici cinq à dix ans, financement des grands investissements écologiques et numériques, et hausse soutenable du pouvoir d’achat sans peser plus sur nos finances publiques.
Le choc induit par la guerre russe en Ukraine alourdit l’environnement économique, et le risque existe de tensions encore additionnelles sur l’énergie. Cette Lettre dit cependant deux convictions : la France avec la zone euro peut réduire l’inflation ; et notre pays réussira à surmonter ce choc s’il en répartit le coût de façon équitable entre entreprises, ménages et administrations publiques, et si au-delà il mobilise dans la durée ses réels atouts.
Mis à jour le : 09/09/2022 11:21