Document de travail n°696 : La relation en U inversé entre l’accès au crédit et la croissance de la productivité

Dans ce document de travail, Philippe Aghion, Antonin Bergeaud, Gilbert Cette, Rémy Lecat & Hélène Maghin identifient deux effets contraires de l'accès au crédit sur la croissance de la productivité : d'une part, un meilleur accès au crédit facilite l'innovation pour les entrepreneurs ; d'autre part, un meilleur accès au crédit permet aux entreprises existantes et moins efficaces de rester plus longtemps sur le marché, décourageant ainsi l'arrivée de nouveaux innovateurs potentiellement plus efficaces. Ils élaborent d'abord un modèle simple de dynamique des entreprises et de croissance fondée sur l'innovation avec contraintes de crédit, dans lequel les deux effets contraires ci-dessus génèrent une relation en U inversé entre accès au crédit et croissance de la productivité. Ensuite, ils testent leurs prédictions théoriques sur un ensemble complet de données au niveau des entreprises manufacturières françaises. Les auteurs montrent d'abord l'existence d'une relation en U inversé entre les contraintes de crédit et la croissance de la productivité lorsqu’ils agrégent leurs données au niveau sectoriel. Ils passent ensuite à l'analyse au niveau des entreprises et montrent que les entreprises existantes qui ont un accès plus facile au crédit connaissent une croissance de la productivité plus élevée, mais qu'elles ont aussi connu des taux de sortie plus faibles, en particulier les entreprises les moins productives. Pour confirmer leurs résultats, ils exploitent le programme « créances privées supplémentaires » de l'Eurosystème de 2012 comme une quasi-expérience générant une offre supplémentaire exogène de crédits pour un sous-ensemble d'entreprises existantes.

Dans ce document de travail, nous identifions deux effets contraires de l'accès au crédit sur la croissance de la productivité. D'une part, un meilleur accès au crédit facilite l'innovation pour les entrepreneurs. Cet effet direct a déjà été amplement démontré par la littérature existante sur le développement financier et la croissance basée sur l'innovation. D'autre part, l'accès au crédit a un effet indirect de réallocation sur la croissance de la productivité : un meilleur accès au crédit permet aux entreprises en place moins efficaces de rester plus longtemps sur le marché, ce qui décourage l'arrivée de nouveaux innovateurs potentiellement plus efficaces. Cet effet compensatoire est assez semblable à l'effet négatif de réallocation obtenu par la subvention des entreprises en place.

Dans la première partie du document, nous élaborons un modèle simple de dynamique des entreprises et de croissance fondée sur l'innovation avec contraintes de crédit afin de mettre en évidence les effets directs et indirects de l'accès au crédit sur la croissance de la productivité. En outre, le modèle montre que, sous des conditions adéquates, ces deux effets opposés génèrent une relation en U inversé entre l'accès au crédit des entreprises en place et la croissance de la productivité.

Dans la deuxième partie du document, nous confrontons nos prédictions théoriques aux données. Nous utilisons la base de données d’entreprises FiBEn de la Banque de France qui fournit des informations sur la taille des entreprises, leurs activités de production, leur bilan et leurs comptes de résultat. De plus, nous utilisons des informations sur l'accès au crédit des entreprises, que nous estimons par une variable de notation appelée « Cotation » qui évalue les entreprises en fonction de leur solidité financière et de leur capacité à respecter leurs engagements financiers. Cette mesure de cotation (ou de notation) est considérée comme une approximation de l'accès au crédit car elle est largement utilisée par les banques lorsqu'elles décident d'accorder ou non un crédit aux entreprises, et par l'Eurosystème - en particulier par la Banque centrale européenne (BCE) - pour évaluer si le crédit d'une banque à une entreprise peut être donné en garantie contre un refinancement de la banque centrale. Nous montrons en effet que cette mesure est positivement corrélée avec l'accès au crédit (mesuré tant par le montant des prêts obtenus que par le taux d'intérêt auquel elle fait face).

Nous effectuons d'abord une analyse intersectorielle en panel. Nous régressons la croissance sectorielle sur une mesure sectorielle de la contrainte de crédit, soit la différence entre le taux moyen des nouveaux prêts aux entreprises du secteur et un taux de référence, en tenant compte des effets fixes du secteur. Nous constatons l'existence d'une relation en U inversé entre les contraintes de crédit et la croissance de la productivité.

Nous effectuons ensuite une analyse au niveau de l'entreprise. Nous faisons d’abord une régression MCO de la croissance de la productivité et du taux de sortie des entreprises titulaires sur notre mesure de la contrainte de crédit Cotation. Nous constatons que les entreprises en place qui ont un accès plus facile au crédit (c’est à dire dont la cote de crédit est plus élevée) connaissent une plus forte croissance de la productivité. Néanmoins, nous constatons également que les entreprises en place qui ont un accès plus facile au crédit connaissent des taux de sortie plus faibles, particulièrement les entreprises les moins productives. Nous estimons que cela constitue la première preuve de l’existence d’un effet direct d’investissement et d’un effet indirect de réallocation découlant de l'amélioration de l'accès au crédit. Pour renforcer nos résultats et résoudre d'éventuels problèmes d'endogénéité, nous utilisons un changement de politique qui a amélioré l'accès au crédit uniquement pour un sous-ensemble d'entreprises en place à un moment donné. En l'occurrence, nous utilisons le programme de Créances privées supplémentaires (PCA) de l'Eurosystème en 2012 qui a élargi l'ensemble des prêts éligibles au refinancement des banques auprès de la BCE. Comme indiqué plus haut, dans la zone euro les banques peuvent nantir des prêts aux entreprises en garantie de leurs opérations de refinancement auprès de la BCE dans le cas où ces prêts sont de qualité suffisante, c'est-à-dire dans le cas où la notation des entreprises correspondantes est suffisamment bonne. Le programme PCA a étendu le critère d'éligibilité à un groupe spécifique d'entreprises françaises (celles notées 4 dans le système de notation de la Banque de France) à partir de février 2012. Nous montrons que les entreprises en place directement touchées par ce programme ont connu un bond en avant dans la croissance de leur productivité après l'entrée en vigueur du programme. Néanmoins, nous montrons aussi que ces entreprises ont connu des taux de sortie plus faibles, en particulier celles qui étaient les moins productives avant la mise en place du programme PCA.

Notre analyse a de fortes implications dans le débat sur la stagnation séculaire. Le ralentissement de la croissance de la productivité dans la plupart des pays développés depuis les années 70 peut en effet être en partie lié à un accès globalement plus facile au crédit en raison de la libéralisation financière intervenue au cours de cette période.

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Document de travail n°696 : La relation en U inversé entre l’accès au crédit et la croissance de la productivité
  • Publié le 15/10/2018
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Mis à jour le : 15/10/2018 12:06