À partir d’une enquête originale conduite par la Banque de France auprès d’entreprises, cette étude analyse l’impact de l’emploi de spécialistes en technologies de l’information et de la communication (en interne ou externe) et l’utilisation de technologies digitales (cloud et big data) sur la productivité et la part du travail dans la valeur ajoutée des entreprises. Cette analyse s’appuie sur les réponses à l’enquête 2018 de 1065 entreprises françaises appartenant au secteur industriel et employant 20 salariés ou plus. Afin de surmonter les problèmes d’endogénéité, les estimations sont basées sur la méthode des variables instrumentales développée par Bartik (1991). Les résultats d’estimations en coupe révèlent des effets importants : toutes choses égales par ailleurs, l’emploi de spécialistes TIC en interne et l’utilisation de big data améliorent la productivité du travail d’environ 23 % et la productivité globale des facteurs d’environ 17 %. Par ailleurs, l’emploi de spécialistes TIC en interne et l’utilisation de big data ont un impact à la baisse sur la part du travail dans la valeur ajoutée, d’environ 2,5 points de pourcentage.
Au cours des dernières décennies, la croissance de la productivité a diminué dans la plupart des pays développés, quelle que soit leur distance par rapport à la frontière technologique. Si cette tendance devait se poursuivre, des gains de productivité aussi faibles rendraient très difficile le financement des changements nécessaires pour faire face aux grands défis auxquels nous sommes actuellement confrontés, tels que le vieillissement de la population, l'accroissement des inégalités, les risques environnementaux ou l'endettement public. La digitalisation est souvent considérée comme la source potentielle d'un énorme et peut-être long regain de productivité. Il semble donc important de mieux comprendre comment les TIC et la digitalisation affectent la productivité des entreprises et la part du travail dans la valeur ajoutée.
Une abondante littérature a été consacrée au cours des dernières décennies à la quantification de l'impact des TIC sur la productivité. Cependant, peu d’analyses se concentrent sur l'impact de la digitalisation sur la productivité, et celles qui le font concernent principalement des technologies spécifiques, telles que l'accès à l’internet haut débit. En outre, très peu de d’études ont analysé l'impact des TIC et des technologies digitales sur la part du travail dans la valeur ajoutée. L'objectif de cet article est d’apporter un nouvel éclairage sur l'impact potentiel de l'emploi de spécialistes des TIC (en interne et en externe) et de l'utilisation des technologies digitales (cloud et big data) sur la productivité et la part du travail dans la valeur ajoutée dans le cas de la France. La France est en effet un très bon candidat pour une telle analyse car c'est une économie importante, proche de la frontière technologique et pour laquelle des données individuelles au niveau des entreprises sur l'emploi des TIC et l'utilisation des technologies digitales sont disponibles.
Notre analyse empirique exploite la richesse de deux bases de données de la Banque de France (BdF) au niveau des entreprises. La première, appelée FIBEN, contient les comptes sociaux annuels des entreprises et permet de calculer les niveaux de productivité du travail, de productivité globale des facteurs et de part du travail dans la valeur ajoutée. La deuxième est l'enquête de la BdF sur la durée d’utilisation des équipements (DUE ci-après), qui est réalisée chaque année depuis 1989 et qui cible les entreprises françaises appartenant au secteur manufacturier et comptant au moins 20 salariés. Outre la collecte de données originales et uniques sur la DUE, cette enquête recueille également, chaque année, des informations sur des sujets d'intérêt spécifique pour les décideurs public. Il est intéressant de noter que, dans le cadre de l'enquête menée en 2018, il a été demandé aux entreprises si elles employaient ou non des spécialistes des TIC en interne ou en externe et si elles utilisaient des technologies de cloud et de big data, et si oui, depuis combien de temps. Notre approche empirique est incontestablement basée sur une comparaison entre entreprises. Les informations sur la durée d'utilisation de ces technologies pour chaque entreprise disponibles dans notre base de données nous permettent néanmoins d'estimer les mécanismes d' effets apprentissage par la pratique et d'avantage pour ceux qui les adoptent en second, ce qui signifie que les effets à court terme pourraient être différents de ceux à moyen terme.
L'analyse empirique vise à évaluer l'impact de l'emploi de spécialistes des TIC et de l'utilisation des technologies digitales sur la productivité et la part du travail dans la valeur ajoutée. Toutefois, cet exercice empirique est loin d'être trivial. D'une part, la productivité et la part du travail dans la valeur ajoutée pourraient également affecter l'emploi de spécialistes des TIC et l'utilisation des technologies digitales, puisque les entreprises les plus productives ou celles qui ont une part du travail dans la valeur ajoutée plus faible sont également les plus susceptibles d'adopter ces technologies. D'autre part, des variables omises potentiellement corrélées à l'emploi de spécialistes des TIC et à l'utilisation des technologies digitales peuvent également influencer la productivité et la part du travail dans la valeur ajoutée. Par exemple, les entreprises ayant une meilleure qualité de gestion des ressources humaines ont une plus grande propension à utiliser ces technologies et sont aussi potentiellement plus productives pour cette même raison.
Nos résultats empiriques confirment que l'emploi de spécialistes des TIC et l'utilisation des technologies digitales ont un impact important sur la productivité. Ceteris paribus, l'emploi de spécialistes des TIC (par le biais de l'emploi interne et externe) et l'utilisation des technologies digitales (par le biais du cloud et du big data) pourraient améliorer la productivité du travail et la productivité globale des facteurs d'une entreprise d'environ 23 % et 17 % respectivement. Nos résultats indiquent également l'existence d'un effet d'apprentissage par la pratique concernant l'emploi de spécialistes des TIC en interne et l'utilisation du cloud, leur effet commençant à être bénéfique pour la productivité de l'entreprise à partir de cinq années d’utilisation. En revanche, l'utilisation de big data et l'emploi de spécialistes TIC en interne semblent plutôt associés à un avantage pour ceux qui les adoptent en second : les premiers adoptants de ces technologies font face à des coûts d'appropriation et les suiveurs bénéficient indirectement de leur expérience. Cependant, l'emploi de spécialistes TIC en interne et l'utilisation de big data ont tous deux un impact négatif sur la part du travail dans la valeur ajoutée, d'environ 2,5 points de pourcentage respectivement. Bien que diverses explications de ce phénomène aient été fournies dans la littérature, une nouveauté de notre étude est que nos résultats reposent sur la comparaison d’entreprises entre elles et non pour une même entreprise au cours du temps. Elles suggèrent que les TIC et la digitalisation diminuent le pouvoir de négociation des travailleurs. S'ils sont confirmés par d'autres études au niveau des entreprises, ces résultats suggéreraient que l'emploi de spécialistes des TIC et l'utilisation de la technologie digitale pourraient constituer les prémices d’une troisième révolution industrielle et technologique.
Dans le contexte de la menace de la COVID-19, les stratégies nationales de confinement ont de toute évidence favorisé le recours aux technologies digitales par les entreprises et les ménages. Cela pourrait constituer le point de départ d’une accélération dans la diffusion des TIC et des technologies digitales. Cela pourrait potentiellement être un effet, non-négatif, s’il en existe un, de cette crise sanitaire.
Mis à jour le : 13/11/2020 15:22