Thierry Mayer, Vincent Vicard et Soledad Zignago quantifient le coût de la non-Europe en termes de commerce, c'est-à-dire les pertes de bien-être liées au commerce qui se produiraient dans différents scénarios de délitement du marché unique. Trente ans après que la terminologie de Non-Europe ait été utilisée pour estimer les avantages d'une intégration plus poussée, les auteurs utilisent des versions modernes du modèle de gravité pour mesurer l’accroissement du commerce induite par l'UE, et les appliquons aux exercices contrefactuels où, par exemple, l'UE revient à un accord régional de libre échange, peu profond, ou revient aux règles de l'OMC. Ces scénarios sont envisagés avec ou sans Brexit, ce qui met en évidence des différences intéressantes entre les pays et des effets en cascade potentiels de l'application et du dénouement des accords commerciaux.
Près d'un quart de siècle après la mise en œuvre du marché unique (lancé en 1987 et achevé en 1993), nous vivons à une époque où un scénario possible dans un avenir proche est celui d'un délitement du marché unique européen, inversant l'un des processus de libéralisation du commerce les plus profonds et les plus prolongés de l'histoire moderne. Le choix du Royaume-Uni de quitter l'UE (Brexit) s'ajoute aux appels lancés par de nombreux gouvernements (même modérés) en faveur d'un renversement d'accords d'intégration clés comme Schengen. Le moment est donc bien choisi pour réexaminer les gains que l'UE a retirés de l'intégration commerciale depuis 1957 et les coûts d'un retour en arrière.
Sur le plan académique, c'est une heureuse coïncidence que les techniques disponibles pour estimer ces gains et ces coûts soient arrivées à maturité récemment, ce qui permet une quantification relativement facile des différents scénarios qui pourraient caractériser le futur du continent. En particulier, Costinot et Rodriguez-Clare (2014) montrent que les modèles les plus populaires développés et utilisés par les économistes du commerce depuis la fin des années 1970 (une grande classe de modèles présentant une grande diversité dans les hypothèses concernant les systèmes de demande et la structure du marché) ont deux propriétés très pratiques pour quantifier les gains liés au commerce : i) les frictions commerciales peuvent être estimées d'une manière simple en utilisant la version « structurelle » de l'équation de gravité ; ii) dotés de ces frictions, il est facile d'exécuter des contrefactuels (en utilisant une approche souvent appelée Exact Hat Algebra qui impose des exigences minimales en matière de données).
Ce travail peut être considéré comme une réévaluation du coût de la non-Europe. La première évaluation a été réalisée en 1988, dans un rapport officiel de la Commission européenne estimant les gains ex ante probables qui découleraient de la réalisation du marché unique. Notre article est un exercice ex-post qui quantifie ce que coûterait l'annulation de ce qui a été réalisé au cours de toutes ces années en termes d'intégration européenne. Nous proposons différents scénarios de délitement du marché unique de l'UE, allant du retour à un accord de libre-échange standard au retour aux règles de l'OMC en vertu desquelles chaque ancien pays de l'UE appliquerait les tarifs NPF (nation la plus favorisée) actuels à ses anciens partenaires de l'UE. Une autre contribution est que nous fondons nos simulations sur nos propres estimations des effets commerciaux directs de l'UE en utilisant les dernières données disponibles et les techniques d'estimation de la gravité structurelle. Enfin, nous examinons comment le Brexit affecte les gains de l'intégration européenne des membres restants.
Nos résultats montrent que le marché unique a mené à une intégration commerciale en profondeur, au-delà des réductions tarifaires : nous constatons un impact commercial (partiel) du marché unique plus de trois fois plus important qu'une zone de libre-échange ordinaire. Dans notre simulation préférée, on constate que le marché unique a augmenté les échanges entre les membres de l'UE de 109 % en moyenne pour les biens et de 58 % pour les services échangeables. Les gains de bien-être associés à l'intégration commerciale de l'UE sont estimés à 4,4 % en moyenne (et en pondérant par la taille de l'économie). Cependant, tous les pays n'en ont pas bénéficié dans la même mesure. Afin d'illustrer graphiquement la répartition de ces gains, la figure ci-après montre deux cartes. La carte de gauche, montre l'augmentation des échanges (de biens) et celle de droite montre l'évolution du bien-être pour chacun des 28 pays de l'UE. Les gains de bien-être résultant du commerce sont nettement plus importants pour les petites économies ouvertes que pour les grands membres de l'UE (côté droit de la figure).
Plusieurs réserves s'imposent quant à la portée de notre analyse. Nous estimons les gains économiques de l'intégration européenne par le canal du commerce. Nous gardons donc le silence sur d'autres dimensions de l'intégration européenne, telles que la libre circulation des capitaux et de la main-d'œuvre, ainsi que sur les gains non économiques. De plus, de par la nature supranationale de l'UE, les pays membres peuvent bénéficier d'une fourniture éventuellement plus efficace de biens publics (par exemple, politique commerciale extérieure, politique de concurrence, politique monétaire...) ainsi que des coûts liés à l'hétérogénéité des préférences entre les membres. De plus, notre cadre ne tient pas compte des gains dynamiques du commerce, qui ont des effets ambigus dans la littérature.
Mis à jour le : 12/04/2018 08:08