À partir de données microéconomiques caractérisant les relations banques-PME en France, nous montrons que les banques se spécialisent par secteur d’activité, au niveau local. Cette spécialisation affecte la quantité de crédit distribuée. Nous utilisons les fermetures d’agences bancaires et les transferts de comptes qui en résultent vers des agences voisines (au sein de la même banque) comme source de variation quasi-aléatoire dans la correspondance entre le secteur d’activité d'une entreprise et celui dans lequel sa banque est spécialisée. Le transfert est associé à une baisse significative et persistante du crédit, dont l’ampleur est multipliée par deux pour les entreprises transférées dans une agence bancaire moins spécialisée dans leur secteur d’activité.
Cet article examine dans quelle mesure les banques sont susceptibles d’acquérir un pouvoir de marché par la différenciation et la spécialisation de leurs portefeuilles de prêts, ainsi que les implications d'une telle segmentation du marché du crédit pour l'accès au crédit des petites entreprises.
Cette question est de première importance pour évaluer la concurrence sur le marché bancaire. Ce que l’on pourrait prendre pour une situation concurrentielle sur un marché du crédit indifférencié, peut en fait cacher des positions de pouvoir de marché dans certains segments si les prêteurs adaptent leurs produits et services à des clients ou des secteurs particuliers. Comme l'illustre la figure ci-dessous, les mesures de concentration agrégées (à gauche) diffèrent en effet de celles calculées à partir de la concentration du crédit secteur par secteur (à droite). Cet écart montre que le marché du crédit est segmenté par secteur. L’ignorer conduit à une surestimation de la concurrence sur le marché du crédit bancaire aux petites entreprises.
Nous utilisons des données micro-économiques portant sur l'univers des relations banques-entreprises en France, de 2010 à 2017, pour construire des mesures de la spécialisation sectorielle des sur le marché du crédit aux PME, à un niveau géographique local. Nous identifions le secteur de spécialisation des banques à partir de parts de portefeuille anormalement élevées. La spécialisation sectorielle apparaît dans les données comme un phénomène répandu mais local, prévalant au niveau des agences bancaires. En matière de crédit aux PME, plus d'un tiers des agences sont ainsi spécialisées dans au moins un secteur spécifique, mais les différentes agences d'une même banque présentent généralement des spécialisations sectorielles différentes.
Nous cherchons ensuite à déterminer si l'élasticité de substitution du crédit des entreprises entre banques est plus faible lorsque les banques spécialisées offrent des services différenciés. Par exemple, une entreprise du secteur de la construction trouvera plus difficile ou plus coûteux de substituer un crédit obtenu auprès d'une banque spécialisée dans le secteur de la construction qu'un crédit obtenu auprès d'une banque généraliste. Notre approche empirique exploite les réaffectations des emprunteurs entre agences bancaires lors de la fermeture de quelques 700 agences, entre 2010 et 2017. Les fermetures d’agence ne mettent pas fin aux relations banque-entreprises : les comptes sont transférés vers des agences voisines, toujours au sien de la même banque, ce qui induit une variation plausiblement exogène de la correspondance entre le secteur d'activité de l'entreprise qui emprunte et le secteur de spécialisation de l’agence.
Nous mettons tout d’abord en évidence une baisse significative du total des crédits accordés par une banque à une petite entreprise lorsque le compte de cette dernière est réaffecté à une nouvelle agence. Le crédit baisse ainsi de 12% en moyenne sur les trois années suivant la fermeture. Une partie de cette baisse est compensée par une augmentation des crédits accordés par d'autres banques. Cependant, le crédit total de l'entreprise moyenne diminue de façon permanente d'environ 4 % après la réaffectation, par rapport aux autres entreprises de la même région et du même secteur.
Nous documentons ensuite l'hétérogénéité de cette baisse du montant de crédit d'équilibre en fonction de la correspondance entre le secteur d'activité de l'emprunteur et le secteur de spécialisation des agences qui ferment et qui absorbent. Nous constatons que l'ampleur de la baisse du crédit double lorsque les comptes d'une entreprise sont réaffectés d'une agence spécialisée dans son secteur à une agence qui ne l'est pas. Nous montrons que cet effet ne peut pas être attribué à une augmentation de la distance banque – entreprise, à une modification de la concurrence bancaire ou encore à la perte d'une longue bancaire de long-terme.
Nos résultats sont cohérents avec l'existence d'un marché du crédit bancaire segmenté, dans lequel la spécialisation des banques par industrie augmente le coût de substitution des sources de financement bancaire pour les petites entreprises.
Mis à jour le : 11/02/2022 17:22