Vincent Bignon et Cecilia García-Peñalosa montrent un nouvel impact négatif du protectionnisme qui a inversé temporairement la tendance séculaire de l’éducation et la transition démographique en cours à la fin du 19ème siècle. Le tarif de Méline, instauré en 1892 sur les céréales, a constitué un choc protectionniste majeur qui a déplacé les prix relatifs en faveur de l’agriculture au détriment de l’industrie. Alors que l’industrie demandait plus de qualification que l'agriculture, le protectionnisme a réduit le rendement relatif de l'éducation, ce qui a modifié les décisions des parents en matière d’éducation et de fertilité. Les auteurs exploitent les différences départementales dans la spécialisation en matière de production de céréales pour estimer l’impact du tarif douanier. Les résultats montrent que le tarif réduit les taux de scolarisation dans l'enseignement primaire et augmente la natalité. L'ampleur de ces effets est substantiel. Le protectionnisme a retardé la tendance à la baisse du taux de natalité de 13 ans dans les départements dans lesquels la part de l'emploi dans la production céréalière était égale à la moyenne française; dans ceux qui avaient la part la plus élevée, le retard atteint 22 ans.
La théorie économique prédit des pertes importantes lors de la mise en œuvre de politiques protectionnistes. Ces pertes sont difficiles à quantifier empiriquement par manque d’épisodes récents de passage du libre-échange à la protection. Pour contourner ce problème, les économistes simulent la perte de croissance économique qui serait causée par une réduction des échanges internationaux due à une augmentation très forte des droits de douane. Ils en déduisent une estimation des coûts de court terme du protectionnisme. Arkolakis et al. dans une étude publiée en 2012 estiment un faible coût à court terme. L’absence de coût significatif à court terme est en contradiction avec les résultats des études sur données micro-économétriques qui mettent en évidence des effets importants de la libéralisation des échanges sur l’emploi aux USA ou en France, mais aussi sur la dynamique de l’innovation.
Le coût de long terme du protectionnisme peut être estimé de façon plus directe en étudiant les épisodes historiques de revirement des politiques commerciales. Un épisode particulièrement intéressant est la période de retour au protectionnisme qui a suivi la première globalisation, amorcée dès les années 1830 et se terminant au début des années 1890. La politique commerciale est alors devenue protectionniste en matière agricole, suite à la forte chute des prix des céréales causée par les importations massives de grains d’Amérique du Nord et d’Argentine.
Nous étudions l’effet sur les niveaux d’éducation en France de la forte augmentation des droits de douane de 1892. L’adoption de mesures protectionnistes connue sous le nom de tarifs Méline a été précédée par le mécontentement des fermiers causé par la baisse de revenu liée à la forte augmentation des importations de céréales en provenance des Amériques. Ce choc protectionniste a eu lieu dans un contexte où l’agriculture était peu intensive en travail qualifié. Cette faible appétence du secteur agricole français pour les nouvelles technologies a induit une plus faible demande de qualification et donc d’éducation dans les campagnes. En augmentant le prix des produits agricoles relativement aux produits industriels, les droits de douane sur les produits céréaliers ont rendu le travail agricole plus attractif que le travail industriel, et donc réduit davantage le rendement relatif de l’éducation.
Ce choc négatif a abaissé les niveaux d’éducation et augmenté la natalité dans les départements en proportion avec la part de l’emploi départemental consacrée à la production de céréales. Le mécanisme explicatif repose sur la théorie de la croissance unifiée développée par Galor et Weil (2000). Cette théorie explique la demande d’éducation par le développement technologique des secteurs. Si les rendements de l’éducation sont faibles, alors les agents économiques ont intérêt à consommer leur revenu, et par exemple à augmenter la taille de leur progéniture (Becker et Tomes, 1976). A l’inverse, si les rendements de l’éducation sont importants, l’investissement dans l’éducation doit augmenter et le nombre d’enfants baisser.
Pour mesurer l’impact du protectionnisme sur l’incitation à s’éduquer et à modifier la fécondité, nous estimons des régressions sur un panel de 85 départements français sur la période 1872-1913. Nous utilisons les données du recensement quinquennal de la population pour mesurer le taux de natalité, le taux de fécondité des femmes de 15 à 49 ans. Nous utilisons les volumes de la statistique de l’enseignement primaire pour construire le taux de scolarisation des enfants de 6 à 13 ans et des élèves plus âgés ainsi que le taux d’absentéisme à l’école primaire en été et en hiver. L’effet du protectionnisme sur l’éducation et sur la natalité s’accroît au fur et à mesure que l’exposition à la politique protectionniste augmente. Nous montrons que ce résultat persiste quand nous autorisons un effet potentiellement différent à court ou à long terme, et y compris après avoir contrôlé pour la religiosité du département, l’impact des migrations ou la structure de la propriété agricole.
Ces résultats suggèrent un effet fortement négatif à long terme du protectionnisme. En réduisant les taux de scolarisation, les tarifs Méline ont réduit le potentiel de croissance de l’économie française. La transposition de cette conclusion au débat contemporain est que le protectionnisme des secteurs demandant peu de qualifications se traduira par une baisse du niveau d’éducation.
Mis à jour le : 22/08/2018 09:59