Philippe Aghion, Antonin Bergeaud, Matthieu Lequien et Marc J. Melitz examinent l'effet des chocs de demande à l'exportation sur l'innovation. D'une part, un choc positif augmente la taille du marché et donc les incitations à l'innovation pour toutes les entreprises. D'autre part, un tel choc accroît la concurrence à mesure qu'un plus grand nombre d'entreprises entrent sur le marché d'exportation. Cela a pour effet de réduire les bénéfices et donc les incitations à l'innovation, en particulier pour les entreprises dont la productivité est faible. Dans l'ensemble, l'impact positif du choc à l'exportation sur l'innovation est amplifié pour les entreprises à productivité élevée, alors qu'il peut affecter négativement l'innovation dans les entreprises à faible productivité. Les auteurs testent cette prédiction avec des données de brevets, de douanes et de production couvrant l'ensemble des entreprises manufacturières françaises. Pour traiter les questions d'endogénéité potentielles, ils construisent des indicateurs d'exportation au niveau de l'entreprise qui répondent aux conditions globales des destinations d'exportation d'une entreprise, mais qui sont exogènes aux décisions prises au niveau de l'entreprise. Ils montrent que le nombre de brevets augmente fortement avec la demande à l'exportation pour des entreprises initialement plus productives. Cet effet est inversé pour les entreprises les moins productives, car l'effet négatif sur la concurrence domine.
Nous combinons dans la nouvelle théorie de la croissance les enseignements tirés de la littérature sur l'hétérogénéité des entreprises et le commerce. Les auteurs de la première catégorie de littérature se sont concentrés sur le lien de causalité entre la productivité et le commerce, tandis que les auteurs de la seconde catégorie sont concentrés sur le lien inverse entre le commerce et la productivité en examinant les divers canaux par lesquels la libéralisation du commerce affecte la croissance de la productivité tirée par l'innovation dans l'ensemble des entreprises. Notre modèle dérive des prévisions vérifiables sur la façon dont l'accès des entreprises aux marchés d'exportation affecte l'innovation ; et comment ce lien variera d'un exportateur à l'autre. Nous profitons ensuite de la disponibilité de données exhaustives au niveau de l'entreprise sur la productivité, le commerce et les brevets en France pour tester ces prédictions.
La principale conclusion du modèle est que l'exportation a deux effets sur la réponse des entreprises en matière d'innovation : un effet de taille du marché et un effet de concurrence. On peut penser aux entreprises françaises qui exportent vers la Chine. Une augmentation de la demande chinoise pour les produits fabriqués par ces entreprises aura d'abord un effet direct sur la taille du marché : à savoir, le marché ainsi élargi pour les exportations augmentera la taille des rentes d'innovation et, par conséquent, augmentera les incitations de ces entreprises à investir davantage dans l'innovation. Mais cela aura aussi un effet de concurrence : à savoir, le marché élargi des exportations attirera de nouvelles entreprises sur le marché chinois, car un plus grand nombre d'entreprises trouvent rentable de vendre leur produit sur ce marché, ce qui, à son tour, augmentera la concurrence pour les exportateurs sur ce marché. En raison de la nature de la concurrence entre les entreprises dans le modèle, cet effet se dissipe à mesure que la productivité de l'entreprise augmente. Cet effet de concurrence est donc particulièrement important pour les entreprises françaises ayant initialement des parts de marché plus faibles et des coûts de production plus élevés (ces entreprises souffriront plus que les entreprises exportatrices plus efficaces ou aux dépens d'entreprises exportatrices plus performantes). D'où notre prédiction qu'un choc positif à l'exportation devrait stimuler davantage l'innovation dans un plus grand nombre d'entreprises frontalières et qu'il pourrait induire moins d'innovation pour les entreprises qui sont loin de la frontière.
Pour tester cette prédiction, nous utilisons trois bases de données exhaustives sur les entreprises françaises : les brevets, la production et les données douanières. Pour démêler la direction de la causalité entre l'innovation et la performance à l'exportation, nous construisons une variable de la demande d'exportation au niveau de l'entreprise à la suite de Mayer et al (2016). Cette variable répond aux conditions globales des destinations d'exportation d'une entreprise, mais elle est exogène aux décisions prises au niveau de l'entreprise (y compris les décisions concomitantes concernant la participation au marché de l'exportation et la réponse prospective en matière d'innovation). Nous montrons que : (i) les entreprises initialement plus productives (plus proches de la frontière technologique de leur secteur) réagissent fortement à un choc positif de la demande à l'exportation en brevetant davantage ; (ii) cet effet se dissipe pour les entreprises plus éloignées de la "frontière" et s'inverse pour un sous-ensemble d'entreprises initialement moins productives (voir Figure). Ces résultats confirment les prévisions du modèle de deux mécanismes d’impact des exports sur l’innovation : un effet de taille du marché, et un effet de concurrence. Ils sont robustes: (i) à l’utilisation d'autres indicateurs de brevets; (ii) au contrôle des caractéristiques spécifiques des entreprises; (iii) à l’exclusion des entreprises dominantes dans un marché de destination; (iv) à l’utilisation de mesures alternatives et d’effets hétérogènes pour la proximité d'une entreprise à la frontière; et (v) au contrôle des pré-tendances avec des tendances spécifiques par secteur et par décile. Nous montrons également que l'effet de la concurrence est le plus marqué dans les destinations d'exportation où la concurrence est la plus forte. Enfin, nous obtenons des résultats similaires avec une autre spécification basée sur de longues différences temporelles.
Mis à jour le : 27/04/2018 15:38